Entretien avec Roland Debeugny, un ferriérois au coeur d'une grève historique

Rolland Debeugny, un retraité syndicalement toujours très actif

En 1975, Roland Debeugny a 35 ans, il travaille pour l'imprimerie Poissonnière (SGP), qui imprimait entre autres l'Humanité, les Lettres Françaises. Il est délégué CGT du Comité d'Entreprise. Roland Debeugny, linotypiste retraité, a 72 ans, habite à Ferrières depuis mai 1981. Le Canard Forgeron l'a rencontré. Entretien.

Le Canard Forgeron : Vous ne travailliez pas au Parisien libéré, et pourtant vous avez participé aux actions des salariés du Parisien Libéré. Pourquoi, et comment ?

Roland Debeugny : La lutte commence vraiment en 1975 lorsque M. Amaury, le patron du "Parisien Libéré", avait fait des propositions inacceptables aux salariés du Parisien : licenciements, baisse des salaires, etc. Ceux-ci se mettent donc en grève. Amaury décide alors d'ignorer les travailleurs qui confectionnaient le Parisien, ne veut plus payer leurs salaires et souhaite en prendre d'autres. D'abord, il fait fabriquer le Parisien en Belgique, puis, avec la complicité du gouvernement français, il fait venir des États-Unis (à grands frais : pour 1 milliards de francs de l'époque) des rotatives qu'il installe à Chartres et à Saint-Ouen. Et là il engage des jaunes (des briseurs de grève) pour fabriquer le journal.

 

Le problème, c'est que si M. Amaury gagne, c'est l'avenir des travailleurs de toute la presse parisienne qui est menacé. Donc, tous les salariés des entreprises de presse sont solidaires. Nous, dans les autres journaux, travaillions normalement. Pour soutenir les salariés du Parisien, on se portait volontaires au sein de nos entreprises, nos collègues faisaient du travail supplémentaire pour remplacer ceux qui étaient en action. Du moment que le journal sortait, nos patrons ne disaient rien.

 

"Tout ceux qui travaillaient dans la presse parisienne donnaient 10% de leur salaire" 

 

CF : Comment se manifestait la solidarité envers les salariés en lutte ?

RD : L'argent étant le nerf de la guerre, il fallait pour que les gars du Parisien continuent l'action, et pour qu'ils puissent vivre, contribuer financièrement. Tout ceux qui travaillaient dans la presse parisienne donnaient 10% de leur salaire : les rotativistes, les typographes, les photograveurs, les correcteurs (en fait toutes les professions de la fédération française des travailleurs du livre CGT). Mais la solidarité ne s'exprimait pas qu'à l'intérieur de la filière. Par exemple, il y a eu des copains du Parisien qui ont été libérés d'un poste de police par des salariés de Renault. Aussi, quand on menait une action locale, on faisait une édition spéciale des entreprises du coin. À Saint-Étienne par exemple, il y avait Manufrance. Et on avait reçu le soutien de Creusot-Loire, et d'autres... On avait l'impression d'une solidarité des autres professions. Cela n'est plus forcément vrai aujourd'hui. Par exemple, les salariés de la raffinerie Pétroplus auraient mérité plus de solidarité.

 Les Champs-Elysées, après la manifestation des travailleurs du Parisien libéré, le 21 février 1976

CF : Le conflit a été dur. Quels étaient vos moyens d'action ?

RD : Pendant deux ans et demi, il y a eu facilement 2 ou 3 actions par semaine. Des occupations, manifestations ou autres... Avant il y avait simplement les manifestations. Bon, on en a fait. Mais aussi des choses nouvelles. On allait aux émissions de radio, de RTL par exemple. On occupait le secteur et on lançait nos slogans. On retardait des étapes du Tour de France, ou Paris-Roubaix (qui sont encore aujourd'hui organisés par le groupe Amaury) dans le même but : sensibiliser l'opinion. On essayait, dans la mesure de nos moyens, d'empêcher la diffusion des éditions pirates du Parisien, celles faites par des « jaunes ». Les NMPP ne livraient pas le Parisien. Donc il y avait des distributions des éditions pirates, publiées par Amaury. Je sais qu'il y a eu des opérations pour intercepter ces journaux qui étaient ensuite détruits. Il fallait aussi lutter contre la propagande de la partie adverse. Chacun avait son secteur, et on faisait tout ce qu'on pouvait faire... Parfois on en faisait même plus qu'il ne fallait ! Et on se retrouvait souvent au poste. Pas toujours parce que parfois on arrivait à s'échapper. Mais souvent, on ne rentrait pas de la nuit.

Et puis il y a eu des occupations. Comme à Lille, dans les locaux de "La Voix du Nord". Le paquebot France aussi. Beaucoup en région parisienne. Moi, j'ai fait Saint-Étienne, en mars 1976. Le maire de la ville, M. Durafour était ministre du travail et, après 12 mois de grève, refusait toujours de nous rencontrer. On était partis le soir, c'était un lundi de Pâques, dans la nuit. On est arrivés le matin à Saint-Étienne, on s'est garés au parking souterrain du centre-ville. Nous avions des ordres : il fallait aller, en petit comité, 4 par 4, le plus discrètement possible, jusqu'à la mairie. Ceux qui avaient des banderoles reliées et cachées étaient déjà rentrés, les portes étaient tenues ouvertes. Là, il y a un gars qui a donné le signal d'un coup de sifflet et tout le monde s'est rué à l'intérieur. Tout s'est déroulé en douceur, la police n'est arrivée qu'après. On a réussi à avoir un monde fou sur les marches de la mairie, toutes les entreprises en lutte du coin avaient débrayé, et étaient venues.

On avait investi les Arts et Métiers aussi, parce que le président de droite, Giscard d'Estaing, y faisait une visite.

 

"Ce soutien populaire, c'est ce que l'on cherchait"

 

CF : Justement, à l'époque comment réagit le gouvernement ?

RD : Mal. Pour donner l'ambiance, il y avait un slogan qui était « Il est pourri le régime à Giscard, il nous envoie ses flics et ses clébards ! ». Le gouvernement a clairement laissé pourrir la situation en refusant d'imposer les négociations.

Ce jour où, en décembre 1975, Giscard présidait lors de l'anniversaire d'une promotion aux Arts et Métiers, on l'avait su et on y était allé. On avait réussi à rentrer, mais en sortant, nous avons été matraqués par la police, et il y eut donc 40 blessés, dont une dizaine grièvement. De mon côté, j'avais réussi à les éviter mais certains ont été blessés à la tête. Le lendemain, pour protester contre les violences policières, l'ensemble de la presse n'est pas parue.

Il y a eu d'autres victimes. Lors d'une opération à Lagny-sur-Marne, un camarade est devenu aveugle, à cause de grenades lacrymogènes. Jusqu'à sa retraite, tout le monde a cotisé pour qu'il puisse avoir le même salaire que chacun d'entre nous. Oui, le conflit a été très dur.

 

CF : Quelle conclusion tirez du mouvement ?

RD : D'abord, l'opinion était plutôt derrière le mouvement. On l'a vu lorsqu'il y eut près de 100 000 personnes lors d'une manifestation. Il y avait eu des arrêts de travail dans d'autres sociétés à cette occasion. Ce soutien populaire, c'est ce que l'on cherchait.

Les patrons des autres groupes de presse redoutaient les grèves et non-parutions. La mort d’Émilien Amaury, lors d'un accident de cheval, a indéniablement facilité le dénouement. Quand ils ont vu qu'ils ne pourraient plus s'engouffrer dans la brèche, ils se sont finalement mis à la table des négociations, avec le gouvernement, et avec le comité intersyndical du livre parisien. Les négociations ont duré quelques mois et puis ça a abouti en août 1977.

Nous avions été fermes et constants sur les revendications, pendant les 30 mois qu'a duré le conflit : nous réclamions l'ouverture des négociations pour annuler les projets d'Amaury, des formations, parce qu'avec les machines qu'Amaury avait fait venir des USA, il y avait un nouveau modèle d'impression en offset, pour les quotidiens. La formation a donc été offerte, à toute la branche, ce qui a permis au secteur de se relancer.

Il n'y a eu ni licenciement, ni baisse de salaire. La direction d'Amaury refusa de réintégrer certains camarades qui avaient été très impliqués dans le conflit, mais nous avions gelé pour eux des places dans tous les journaux, de gars qui étaient partis en retraite au cours des deux ans et demi. Tout le monde a été replacé. C'était donc une bonne victoire. On a fêté ça et on le fête encore. On se retrouve, de temps en temps avec ceux qu'on a connu, de toutes les "boites".

 

Un conflit atypique

Au début des années 1970, la presse française traverse une crise importante. Les ventes des plus grands quotidiens déclinent. De nombreux patrons de presse accusent la concurrence déloyale imposée par la télévision. En mars 1975, la direction du Parisien Libéré, détenu par Émilien Amaury, rencontre les syndicats pour leur présenter un plan de modernisation, qui se traduit par une baisse des tirages et bien entendu des licenciements massifs. Les syndicats refusent. La direction prend alors la décision, illégale, de fermer sans préavis l'imprimerie d'Enghien.

S'engage alors le conflit le plus long de la presse parisienne, qui ne prendra fin qu’au mois d’août 1977. Ce conflit est aussi atypique par sa durée qu’original par son déroulement et ses nombreux rebondissements : occupation des imprimeries du journal, impression à Saint-Ouen sous protection policière, impression en province et même en Belgique, occupation des tours de Notre-Dame, de la mairie de Saint-Étienne ou du paquebot France, interventions sur le parcours de courses cyclistes, autoroutes coupées, spectaculaires « rodéos » pour bloquer la distribution du journal, ou destructions massives d’exemplaires sur les Champs-Élysées. Des actions qui se sont souvent heurtées à la brutalité policière. Une solidarité inédite s'instaura entre les salariés du livre et leurs camarades en lutte : les premiers ont versé 10% de leur salaire aux seconds, pendant toute la durée du conflit. Tous ces efforts consentis se traduiront par une victoire : le plan social est retiré par la direction du quotidien en 1977, toute la branche bénéficiant d'accords très favorables, notamment de formations.

 

 

Pour aller plus loin

Un documentaire de 1976, Libérez le Parisien, est consacré à cette grève

 

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